Esthetic
If it’s not true, it’s well found.
Sir Cordon Sonnett
Il y a peu d’années, l’édilité de Pigtown (Ohio, U.S.A.) eut l’idée d’organiser une exposition de peinture, sculpture, gravure, et généralement, tout ce qui s’ensuit.
On lança, par la libre Amérique, des invitations aux artistes des deux sexes, et l’on construisit, en moins de temps qu’il ne faut pour l’écrire, un vaste hall, auprès duquel la galerie des Machines semblerait une humble mansarde.
Le nombre des adhésions dépassa les plus flatteuses espérances. Tout ce qui portait un nom dans l’art américain tint à se voir représenté à l’exposition de Pigtown.
Quelques peintres et sculpteurs de l’ancien continent annoncèrent leurs envois par câble ; mais l’édilité de Pigtown, ayant décidé que l’Exposition serait exclusivement nationale (exclusively national), on ne répondit même pas à ces faquins d’Europe.
La Pigtown National Picture and Sculpture Exhibition obtint tout de suite un prodigieux succès.
Le vaste hall ne désemplissait pas, et bientôt les organisateurs ne surent plus où fourrer les dollars de leurs recettes.
D’ailleurs la chose en valait la peine ; la sculpture, surtout, intéressait les visiteurs au plus haut point.
Il y a longtemps qu’en matière de statues, les Américains ont déserté les errements surannés de la vieille Europe. Plus de ces groupes inanimés ! Assez de ces marbres froids et insensibles ! Foin de ces lions de bronze dévorant des autruches de même métal, sans que les autruches y perdent une seule de leurs plumes !
Les statuaires américains ont compris que, dans l’Art, la Vie seule intéresse, et qu’il n’y a pas de Vie sans Mouvement.
Aussi, à l’exposition de Pigtown, les statues, les groupes, même les bustes, tout était-il articulé. Les narines battaient, les seins haletaient, les bouches s’ouvraient, et, quand un groupe représentait un Boa dévorant un bœuf, on n’avait qu’à demeurer cinq minutes devant cette œuvre capitale, le bœuf se trouvait effectivement dévoré par le boa.
Le bœuf était en gutta-percha et le boa en celluloïd, dites-vous ; ô poncifs vieux jeu ! Qu’importe la substance, l’idée est tout !
Dans cet amoncellement d’art animé, deux œuvres surtout se disputaient l’engouement public.
La première, due au génie si inventif du grand animalier K.-W. Merrycalf, représentait un Cochon taquiné par des mouches. Et l’on se demandait ce qu’il fallait admirer le plus, dans ce gracieux ensemble : le cochon ? les mouches ?
Le cochon, un cochon en bronze, trente-six fois grandeur naturelle, se vautrait sur un fumier également trente-six fois nature. Une nuée de mouches, dans la même proportion, s’ébattaient, petites folles, autour du monstrueux groin.
Le cochon, comme tout bon cochon qui se respecte, était immobile, mais les mouches, mues par un petit appareil des plus ingénieux (patent), voletaient réellement, tourbillonnaient et ne touchaient la hure du porc que pour se charger d’électricité et repartir de plus belle.
C’était charmant.
Cette jolie pièce eût été certainement le clou de la National Exhibition, sans l’envoi d’un jeune sculpteur ignoré jusqu’à ce jour, et portant le nom de Julius Blagsmith.
Le groupe de Julius Blagsmith portait cette indication au livret : The death of the brave general George-Ern. Baker. L’intrépide officier était représenté au moment où, frappé d’une balle en plein cœur, il s’affaissa sur une mitrailleuse voisine.
À l’intérêt historique de cet épisode émouvant venait s’adjoindre l’attrait d’une ingénieuse application du phonographe.
Dans l’intérieur de George-Ern. Baker était adroitement placé un appareil, et, toutes les cinq minutes, le vaillant général, portant sa main au cœur, s’écriait (en américain, bien entendu) : « Je meurs pour le principe ! »
La mitrailleuse, surtout, recueillit les suffrages universels des artilleurs et armuriers américains. Pas une vis, pas un boulon, pas un rivet dont on pût constater l’absence ou le mal-placement. Une merveille !
C’était bien le cas de le dire : Il ne lui manquait que la parole.
Dès les premiers jours de l’Exposition, ce ne fut qu’un cri par les clans artistiques. Le diplôme d’honneur de la sculpture est pour le Cochon de Merrycalf, à moins qu’il ne soit pour le Baker de Blagsmith.
De leur côté, les deux artistes s’étaient pris, l’un pour l’autre, d’une vive hostilité. Ils se saluaient, se serraient la main, s’informaient de leur santé réciproque, mais on sentait que ces rapports courtois cachaient une glacialité polaire.
Le matin du jour où le jury devait proclamer les récompenses, Blagsmith invita poliment son confrère Merrycalf à lui consacrer quelques instants d’entretien. Il l’amena devant son groupe.
– Franchement, demanda-t-il, comment trouvez-vous cela ?
– À la vérité, répondit Merrycalf, je trouve cela parfait. La mitrailleuse est d’une exactitude !...
– Cette mitrailleuse n’a aucun mérite à être exacte, attendu que c’est une vraie mitrailleuse. Voyez plutôt.
Et Blagsmith, grattant légèrement de la pointe de son canif un fragment de plâtre, fit apparaître l’acier luisant, et, vous savez, pas de l’acier pour rire.
– Oui, poursuivit-il, cette mitrailleuse est une réelle mitrailleuse en parfait état, avec cette circonstance aggravante qu’elle est chargée et prête à faire feu.
– Diable !... et dans quel but ?
– Dans le but très simple de vous mitrailler tous si je n’obtiens pas le grand diplôme d’honneur.
– Vous n’y allez pas par quatre chemins, vous !
– Jamais ! Un seul, c’est plus court.
– Laissez-moi au moins le temps de prévenir le jury.
– Comme il vous plaira.
Et, se débarrassant de sa jaquette, Blagsmith arbora la tenue si commode dite en bras de chemise.
Sur une splendide estrade drapée de peluche et ornée de plantes tropicales, le jury se réunissait.
Après un grand morceau exécuté par l’Harmonie des Abattoirs de Pigtown, le président du jury se leva et proclama le nom des heureux lauréats.
On commença par la peinture. À part quelques coups de revolver échangés entre une mention honorable et une médaille d’argent, la proclamation des lauréats peintres se passa assez tranquillement. Puis le président annonça : « Sculpture, grand diplôme d’honneur décerné à Mathias Moonman, auteur de... »
Auteur de quoi ? je ne saurais vous dire, car, à ce moment précis, il se produisit un vif désordre parmi les gentlemen qui garnissaient l’estrade et ceux qui l’entouraient.
Cent milliards de démons se seraient acharnés à déchirer cent milliards d’aunes de toile forte, que le tapage n’eût pas été plus infernal, cependant que des projectiles meurtriers semaient la mort et l’effroi parmi le jury et le public.
L’estrade ne fut bientôt qu’un amas confus de draperies rouges, d’arbustes verts et de jurés de toutes couleurs.
Là-bas, dans le fond, Blagsmith tournait sa manivelle avec autant de quiétude que s’il eût joué le Yankie Doodle sur un orgue de Barbarie.
Quand les gargousses étaient brûlées, il en tirait d’autres du socle de son groupe et continuait tranquillement l’œuvre de destruction.
Comme tout prend une fin, même les meilleures plaisanteries, les provisions s’épuisèrent. Dois-je ajouter que le public n’avait pas attendu plus longtemps pour déserter le vaste hall ? Sortis de la poussière, les marbres et les plâtres retournaient en poussière. Seuls les bronzes s’en tiraient avec quelques renfoncements négligeables.
C’était fini.
Blagsmith endossait sa jaquette, radieux comme un monsieur qui n’a pas perdu sa journée, quand, à sa grande stupeur, il vit s’avancer vers lui, qui ? son concurrent Merrycalf.
Merrycalf, souriant, affable, lui tendit la main.
– Hurrah ! my dear. Vous êtes un homme de parole... et d’action.
– Vous n’aviez donc pas averti le jury ?
– Jamais de la vie, par exemple. Bien plus drôle comme ça.
– Et vous, où étiez-vous, pendant mes salves ?
– Dans mon cochon, parbleu ! Vous pensez bien que je n’ai pas fait un cochon trente-six fois nature en bronze massif. J’y ai fait ménager une logette très confortable, et je vous prie de croire que je ne m’y embêtais pas, tout à l’heure, pendant votre petite séance d’artillerie.
– Ce qui prouve que, comme disent les Français, dans le cochon tout est bon, même l’intérieur.
– Surtout quand il est creux.
Enchantés de cette excellente plaisanterie, Blagsmith et Merrycalf allèrent déjeuner avec un appétit qui frisait la voracité.